Normalement, je prône la modestie et le succès est célébré sobrement dans ma famille. Je me permets de déroger à cette règle pour célébrer un moment de pur bonheur dans ma vie, ma médaille olympique à moi, mon Everest. Il y a quelques jours, à 22 ans, mon fils Alexandre a été accepté au programme de maîtrise en Affaires Publiques et Internationales auquel il avait postulé, avec une bourse d’admission et une bourse d’honneur. Mon fils a reçu un diagnostic d’autisme à l’âge de 7 ans, alors qu’il amorçait sa première année à l’école primaire.
À l’époque, mises à part les quelques pages apprises dans le DSM-IV à l’université, je connais peu de choses sur l’autisme. Le milieu scolaire n’est d’ailleurs guère avancé en ce qui concerne les services offerts aux élèves autistes. Qu’est-ce qui attend mon garçon, qu’est-ce qui m’attend comme parent? À la suite des résultats de l’évaluation psychoéducationnelle, l’enseignante m’annonce, avec un certain malaise, qu’elle ne sait pas comment travailler avec des enfants comme Alexandre. Je comprends que dans sa classe, mon fils sera perçu comme un cas problème. Le psychologue scolaire suggère un placement en classe de comportement pour les élèves comme Alexandre. Mon cœur est déchiré. Le diagnostic reçu ne change pas mon fils. Pour moi, il est toujours le même petit garçon curieux, introspectif et passionné par l’espace et l’histoire. J’apprends rapidement qu’aux yeux des autres, il est maintenant différent. À reculons, j’accepte de visiter la classe « spéciale » recommandée par l’école. Je ne sais pas à quoi m’attendre, mais j’ai peu d’illusions. Est-il possible que la vie nous lance une bouée de sauvetage juste au bon moment? Si oui, je pense que ce fut le cas le matin où Alexandre et moi visitons la classe de Madame J. et de Monsieur P. Immédiatement, par le regard qu’ils posent sur Alexandre et leurs paroles chaleureuses, je sens que mon enfant est considéré comme un être à part entière. Certains moments sont des points tournants. Ce jour-là, en sortant de cette classe, je décide que malgré les obstacles que la vie nous présente, Alexandre va réussir, j’en ai la conviction. Je choisis de croire en lui.
Évidemment, cela n’est que le début d’une longue aventure. Les années à venir sont remplies d’apprentissages et de moments souvent difficiles. À la fin du cycle primaire, mon fils vient tout juste de maîtriser la lecture. Selon le psychométricien, un jeune comme Alexandre devrait fréquenter une classe d’aptitudes à la vie quotidienne au secondaire. Il suggère de considérer les options de métiers manuels et me dit que mon garçon n’a pas la capacité de faire des études universitaires. Viennent s’ajouter à ces prédictions de nouveaux diagnostics de troubles d’apprentissage et d’anxiété, accompagnés des inévitables hauts et bas qui accompagnent les transitions de l’enfance à l’adolescence. Les mathématiques sont à l’origine de maintes frustrations, voire même de drames à l’école. Les habiletés sociales, la motricité fine, les défis d’élocution, rien n’est épargné, surtout pas l’estime de soi. Pas facile de grandir en marge des autres. Nous avons la chance tout au long de ce parcours de croiser des gens exceptionnels qui sont des sources de soutien incroyables et qui, comme moi, voient en mon fils le potentiel et la capacité de continuer à rebondir malgré les défis (je pense qu’on appelle ça la résilience…). Je continue à croire en Alexandre. À la fin de ses études secondaires, mon fils est un jeune homme responsable, intègre et un grand frère dévoué. La persévérance face à l’adversité et l’acceptation de soi et des autres tels qu’ils sont dans un monde qui incite à la conformité, voilà les cadeaux qu’Alexandre m’a offerts au fil des ans. En tant que parent, je me suis souvent demandé si j’aurais pu faire les choses différemment. Avec le recul, j’en suis venue à la conclusion que ce que je changerais si je pouvais revenir en arrière, c’est ma réponse à tous ceux et celles qui m’ont parlé des enfants et des jeunes comme Alexandre. Je leur dirais de prendre le temps de voir chaque individu comme un être unique. Nos enfants deviennent le regard que l’on pose sur eux, ce qu’on appelle l’effet Pygmalion en quelque sorte.
Il y quelques années, lors d’un voyage en famille dans l’Ouest canadien, mon admirable fils m’a demandé, alors que nous étions sur le traversier nous amenant de Vancouver à Victoria, si j’étais déçue d’avoir eu un enfant comme lui. Après que mon cœur se fut remis des dix tours accélérés provoqués par cette question, je lui ai répondu ceci : « Un jour, alors que tu avais 11 ans, nous étions dans un lieu public et un jeune transgenre est passé devant nous. Deux adolescents marchaient derrière en se moquant de lui. Je t’ai demandé si tu avais vu ce qui c’était passé et tu m’as répondu que deux garçons se moquaient d’une personne, mais tu ne savais pas pourquoi. Je t’ai expliqué que c’est parce que cette personne était différente et tu m’as dit : « Tout le monde est différent ». Pour moi, la bonté et l’intelligence de ton cœur sont tes plus belles qualités. Alors non je ne suis pas déçue, c’est un honneur d’avoir un fils comme toi. » Le regard sérieux, il m’a répondu : « Merci. Je sais que je suis différent, mais je pense que c’est les autres que ça dérange. Est-ce que tu crois que pour Ryan ce sera mieux? » Ryan mon second fils, le petit frère d’Alexandre, a aussi un diagnostic d’autisme. Cette discussion me touche profondément car nous avons rarement abordé ce sujet ensemble. Je réalise à quel point mon fils, maintenant un jeune adulte, a cheminé en profondeur de l’âme. Je prends aussi conscience du fait que pour Alexandre, pour Ryan, pour notre famille, il y a encore des défis à surmonter, des embûches à traverser et des préjugés à renverser. Mais je suis confiante. Confiante que le monde change et qu’un jour nous parlerons davantage de neurodiversité plutôt que des étiquettes qu’il nous importe de poser sur ceux qui comme mes enfants diffèrent de la norme. L’essence de notre travail de parent, comme le souligne mon mari avec son regard critique sur notre tendance à vouloir étiqueter tout ce qui est différent, c’est d’apprendre à nos enfants à croire en leur propre potentiel et à remettre en question ce que la société leur renvoie comme un fait établi. Aujourd’hui, je souligne le succès, mais surtout le courage d’Alexandre et de tous ceux et celles qui comme lui continuent à se faire une place au sein de la société non pas en dépit de leurs différences, mais grâce à la richesse que ces différences apportent à notre monde.